vendredi 10 janvier 2014

[ Journal Cuba Acte III ] - Deuxième Partie

Le jour se lève et le temps nous est précieux. J'ignore si c'est de l'ordre de la paranoïa ou si notre prudence est avisée, mais partager nos nuits en deux temps est une sécurité paradoxalement nécessaire pour garder un brin de lucidité dans ce milieu silencieusement hostile. Nous ne craignons pas grand chose de jour, cette maudite ville étant relativement agréable et touristique, assez pour que les autorités locales ne s'encombrent pas avec une affaire d'assassinat publique : la Riscatto elle-même avait tendance à ne se déployer aux grandes heures qu'en cas d'extrême urgence. En attendant, j'avais convenu avec mon partenaire d'infortune que nous n'étions pas là uniquement pour rattraper des années de frustration, et qu'il nous fallait monter la garde à tour de rôle pour éviter quelques mauvaises surprises. Mon horloge biologique ne faisant pas de moi une couche-tard particulièrement accomplie mais plutôt une lève-tôt finissant rarement ses nuits, je prenais donc la responsabilité de garder l'oeil ouvert entre 4h et 8h du matin. Lunis s'occupait de veiller durant les quatre petites heures précédentes, et jusqu'à présent nous n'avions pas eu le moindre problème à signaler. Je devais même admettre que regarder le soleil se lever à la fenêtre avait quelque chose de ... Réconfortant ... Et que je ratais jamais ces quelques minutes quotidiennes. Il était tôt, le soleil dans ces contrées se levant peu avant 7h durant la première moitié du mois de juillet, et ma foi ce plaisir simple convenait à mon esprit embué et solitaire en mal de sensations bien vivantes pour combler sa douleur et sa lassitude.

Toujours dérangé par les premiers rayons de lumière filant sans peine dans la petite pièce dépourvue de rideaux ou de volets viables, j'entendais pratiquement à la même heure mon partenaire se retourner dans le lit. Ces années creuses, loin de ma famille, avaient eu le curieux effet de me faire oublier les détails drôles ou agaçants que l'on pouvait croiser au détour de la vie commune. En l'occurrence, j'avais tous les matins un paresseux grogneur et grommelant en guise de compagnie, et le temps qu'il trouve une position viable et à l'abri du soleil, son panel de marmonnements masculins allant crescendo était d'un ridicule déconcertant pour ma nature silencieuse. Je n'avais pas le coeur à rire, mais son numéro étirait un sourire amusé sur mes lèvres. Un détail qu'il savait pertinemment. Et le jeu ne trouvait son existence que dans son aboutissement : rire ou sourire était un remède contre la solitude, et nous prévenait beaucoup contre le stress et l'adrénaline. Ce n'était sans doute rien. Mais pour nous deux, ou tout du moins pour moi qui cherchais de la compagnie et par dessus tout un confident, cela valait son pesant d'or.

Il y avait un parfum de déjà-vu tous les matins. Outre le fait que je sois toujours debout face à la fenêtre pour voir s'animer la ville aux premières lueurs du jour, et que mon équipier soit à la même heure en train de livrer bataille contre la lumière naissante, il me posait toujours la même question une fois le silence retombé et le soleil un peu plus haut sur l'horizon. Seule les modulations de sa voix variaient d'un jour à l'autre.

" Et maintenant que le soleil est levé, tu ne voudrais pas te recoucher ? "

Tantôt son ton était emprunt d'une certaine lassitude. Tantôt j'y décelais une pointe d'amertume. Chaque jour un nouveau sentiment : parfois de la sincérité, parfois une forme de supplication. Il n'appuyait pas toujours de la même façon sur les différents termes de sa phrase, et je savais qu'il cherchait la formulation qui me ferait céder à l'envie de le rejoindre. J'admirai plus sa patience à analyser différents effets de style que sa stratégie en elle-même. Car, inlassablement, je lui répondais non. Je le faisais même parfois à l'encontre de ce que je souhaitais réellement, dans l'unique but que le lendemain, j'entende à nouveau la même question sur un ton différent. J'avais adopté ce rituel matinal ... Et contre toute attente, il finirait tôt ou tard par me manquer.

Néanmoins ce matin là quelque chose devait changer et je le sentais. La journée s'annonçait longue, voire pénible en certains points, et je n'étais pas bien sûre d'être préparée à toutes les éventualités qui risquaient de se présenter à moi. Je crois qu'un fond de culpabilité avait resurgi dans un coin de ma tête la veille, et je n'arrivais pas à m'en débarrasser même après quelques heures de sommeil et de réflexion. Je n'oubliais pas que je n'avais jamais invité Lunis à venir ici. Non, j'étais contre. Totalement contre et en bras de fer avec son caractère buté pour l'empêcher d'être plus fou que je ne l'étais en décidant de mettre les pieds dans cette histoire. Mais je n'avais pas réussi à décourager sa loyauté légendaire, ni à le convaincre qu'il était plus utile à la maison que sur ce sol hostile. Il m'avait suivi dans cette galère de force, et tout autant que sa présence avait quelque chose de terriblement rassurant à mes côtés, il me posait de sérieux problèmes de conscience. Je devais trouver un moyen de lui éviter de finir abattu à la première occasion. Trouver comment passer outre la récompense misée sur sa tête parmi la pègre, et effacer son nom de la liste noire de cette bande de mafieux. Seulement j'ignorai en premier lieu si ma propre présence dans leur organisation allait leur poser problème ... En partant du principe que j'avais une chance de m'éviter l'exécution sommaire, j'avais encore la responsabilité de la vie ou de la mort de mon compagnon. Un poids non négligeable sur mes épaules fragiles ...

Le seul moyen viable de justifier sa présence à mes côtés serait de faire d'abord passer la vérité pour un mensonge, puis de retourner ma veste. En d'autres termes de le faire passer pour mon petit ami ... A sens unique. On avait déjà peine à démêler les noeuds de notre relation privée sur du long terme. Là je sentais d'office qu'on devait avoir une longue discussion à ce sujet pour éviter un malheureux malentendu sur le terrain. Alors contre toute attente, sachant que nous n'avions pas vraiment de moment " à nous " et que c'était de leur rareté qu'on tirait une grande partie de notre affection réciproque, je me suis glissé à ma place, côté gauche du lit. Je m'étais promise que ce troisième voyage sur le sol cubain signerait aussi des retrouvailles entre nos deux âmes blessées par trois années d'errance. Mais se redonner une chance dans ces conditions avait quelque chose d'étrangement attirant, et je ne pouvais pas m'empêcher de penser que nous n'aurions pas pu avoir de cadre aussi parfait pour mettre à l'épreuve nos sentiments. En l'instant, alors que je fixais son seul oeil sortant de sous l'oreiller brillant d'une lueur triomphale mais silencieuse, je pensais en parallèle qu'il allait me falloir faire un effort considérable pour assurer notre future couverture qui promettait d'être complexe et violente. Seulement un élan de frustration, mué en désir par je ne savais quel miracle, balaya ma crainte et mes pensées et me poussa directement à me rapprocher de Lunis. Ce dernier n'eut qu'à tendre le bras pour combler la dernière distance nous séparant corps et âme.

Enfin, j'allais réapprendre à aimer.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.